Bienvenue à Arkan. Il était vrai que cette ville était impressionnante, même pour quelqu'un qui avait vécu Raccoon. Le visage de Racoon avait quelque chose d'avenant, d'innocent, même la nuit. Cela rendait l'infection Umbrella d'autant plus insupportable et leur quête d'autant plus noble. Les gens semblaient purs, au moins normaux, puis le virus fondait sur eux comme un aigle implacable sur sa proie. Quoiqu'un aigle a des ailes majestueuses. Umbrella n'a rien d'impérial, sauf dans sa politique de colonisation du monde et des êtres humains, la métaphore ne convenait donc pas. Arkan avait quelque chose de vicié, la nuit, et ce vice était palpable le jour, comme une menace latente, comme cette fameuse "inquiétante étrangeté" que Lacan et Freud ont exploré. Il était difficile de se sentir à son aise dans cette ville, supposait Jaina, d'autant plus lorsqu'on ne fait pas partie du bouquet des habitants natifs d'Arkan. Mais elle, qui avait vécu tant de choses à Racoon et dans le reste du monde, elle se savait moins sensible aux ondes de la ville. Quoiqu'on puisse dire de ces fameuses ondes. Elle entendait tout et n'importe quoi depuis qu'elle s'était établie ici.

Evidemment, elle avait eu de nombreuses intuitions au cours de sa carrière. Certaines avaient été plutôt maladroites, mais elle ne s'était que rarement trompée. En voici une : pour elle qui était arrivée de relativement fraîche date, il lui semblait plus qu'important d'essayer de mettre le doigt sur les choses étranges et les trafics qui se déroulaient la nuit. Les chiffres qu'elle avait vus au commissariat l'avaient atterrée. Et ce serait mentir que l'attirance qu'elle avait toujours ressenti pour le monde de la nuit ne l'avait pas influencée : en effet, depuis sa jeunesse à côtoyer les péteux sorbonnards de Paris IV, elle avait toujours été séduite par la vie nocturne, tout ce qui pouvait s'y passer, en bien ou en mal, les drames qui s'y jouaient, mais aussi les petits miracles. Paris n'était visiblement rien à côté de la vie nocturne d'Arkan : elle avait déjà croisé deux accidents, une overdose et une tentative de braquage qu'elle avait déjoué en solo. Bon Dieu, c'était maintenant que la vraie vie commençait ! Qu'elle pouvait vraiment faire sa flic, et non plus remplir tout un tas de dossiers inutiles et pathétiques qui s'entassaient hypothétiquement sur son bureau, ne pas s'occuper de petites affaires de larcins ou faire des exposés aux collèges locaux : elle allait pouvoir jouer du flingue, arrêter des gens, se confronter à la mort dégueulasse et pourrissante, pas seulement parce qu'elle était infectée, mais parce qu'elle avait été abandonnée dans un coin, livrée au mépris de la nature.

Et d'après ce qu'elle avait entendu, l'antichambre de l'enfer serait le Bar de L'Afterlife, ce bâtiment à la hauteur presque obscène, qui perçait le centre-ville d'une manière insolente, d'une modernité éclatante, où les rires de la haute société retentissaient sur toute la ville avec des accents grinçants. Elle imaginait l'alcool, le jeu, la débauche, la drogue de tous les bobos d'Arkan. Oui, ça puait le luxe à 3 kilomètres à la ronde. Ca en donnait l'envie de vomir.

Elle regarda l'immeuble, une main posée sur sa hanche, une cigarette coincée à ses lèvres. Tapis rouge, videurs à en faire pâlir d'envie Vin Diesel, une ambiance de folie à 50$ le verre de champagne. C'était définitivement The Place To Be. Elle imaginait qu'elle n'aurait pas facilement son entrée pour cet établissement. Mais après tout, elle était flic, major, d'autant plus, et parfois, ça pouvait servir. Ou pas. Peut-être valait-il mieux se cacher de ce genre de chose en face de tels gorilles, sachant que l'intérieur du bâtiment dévoilerait sans aucun doute des choses peu ragoûtantes. Et parfaitement illégales.

Elle observa le manège des videurs et des clients qui entraient ou se faisaient recaler. Leur danse était étrange. Elle avait plus l'impression que les videurs scannaient les clients et décidaient s'ils pouvaient passer ou non. Et ceux qui étaient recalés ne bronchaient pas et repartaient.

Elle décida de tenter sa chance, parce que ce système l'interpellait. Elle se présenta donc, devant un des colosses, après avoir fait la queue pendant une dizaine de minutes. L'homme en costume sombre et lunettes de soleil (!) sembla l'observer de haut en bas, en plissant ses petits yeux porcins. Elle s'attendait à ce qu'elle soit recalée : après tout, elle n'avait rien à faire ici, elle n'avait ni coutume ni papiers avenants... Elle s'apprêtait à partir, en se décalant déjà sur la file de gauche, lorsque le colosse retint son bras et lui fit un rapide signe sec, désignant du pouce l'immense porte de verre de l'Afterlife.

Elle ne dit rien, se contenta, mécaniquement, de pousser la porte, comme elle avait vu les autres candidats faire. Puis elle entra donc. Au rez de chaussée, c'était plutôt une ambiance de boîte normale, avec des jeunes de la jeunesse dorée qui brandissaient des verres de vodkas, le poignet entouré de bracelets fluos multicolores, en se trémoussant sur le rythme de Energetic. Mais déjà, l'obscurité se faisait, les lasers léchaient les corps recouverts de cuir sombre, puis les visages prédateurs de ces jeunes gens qui avaient soif de... Elle ne savait pas. Il y avait une formidable énergie, quasi sexuelle, qui se dégageait de chacun d'eux.

Elle se dirigea vers le bar, s'assied, commanda une bloody mary, l'oeil aux aguets, tâchant de comprendre cette énergie.